« Il faut détruire l’OTAN. »

Ces mots prononcés par un grand ambassadeur, chef de la délégation française d’une organisation internationale à son jeune stagiaire en 1995, résonnèrent pour votre serviteur comme une interrogation : provocation cabotine, si caractéristique de certaines élites du Quai d’Orsay, ou ordre de mission de stage ?

Le stagiaire n’ayant pu détruire l’Alliance signée le 4 avril 1949 pour maintenir en Europe « Germany down, the Soviet out and the USA in », il noie son - relatif - échec dans cette courte analyse des 75 autres années que l’OTAN nous réserve peut-être.

 

Depuis la dissolution du pacte de Varsovie en 1991, l’OTAN a su non pas se transformer pour s’adapter aux nouveaux enjeux géopolitiques mais engager une mutation de « technostructure » qui lui permit de survivre et servir opportunément aux intérêts de certains de ses membres.

Les bombardements de la Yougoslavie et de sa province du Kosovo en 1998-1999 furent l’apogée d’une utilisation des instruments de l’Alliance par des États membres en pleine crise d’adolescence néo-conservatrice.

Sorte de « sur-moi » ludique, l’OTAN fut déviée de sa finalité défensive et intervint en violation de ses articles 5 et 6, ainsi qu’en violation de la résolution 1199 du Conseil de sécurité de l’ONU.

En bientôt soixante-quinze ans d’existence, la seule activation légitime de l’article 5 de l’Alliance le fut à la suite du 11 septembre 2001 en réponse à l’attaque des États-Unis par une organisation terroriste.

Le bilan de l’Alliance est donc mitigé dans ses actions militaires et diplomatiques, mais c’est en fait la marque du succès de ses missions défensives, légitimées par la menace soviétique de l’époque.

La mutation techno-structurelle de l’Alliance depuis 1991 répond-elle, en revanche, aux menaces réelles auxquelles font face les États membres ?

Tout le dilemme otanien, aujourd’hui, est de concilier des menaces très différentes selon les membres : les États baltes et la Pologne perçoivent la Russie, sans frontières fixes et envahissante de l’Ukraine, comme héritière de la menace soviétique. Les États du Sud les voient dans le terrorisme et les migrations incontrôlées.

Les États-Unis estiment que la Chine est la menace principale et souhaitent y tourner les regards de l’Alliance, en contradiction avec la zone de défense de l’Alliance (Europe et Atlantique Nord).

Certains États membres jouent un jeu trouble, récemment dénoncé par le candidat Donald Trump lors d’un discours de campagne : l’Allemagne rechignait à augmenter son budget de défense lors du mandat présidentiel de Trump, et donc sa contribution à l’OTAN.

L’administration américaine remet régulièrement en question l’Alliance sur des bases comptables et prend à témoin son électorat sur la folie d’engager des troupes américaines pour les pays baltes ou un membre de l’Alliance qui serait mauvais payeur.

Si les sorties du président Trump sont moins élégantes que celles du président. John F. Kennedy*, ce dernier ne critiquait pas moins l’utilité de l’Alliance et la nécessité pour l’Europe de prendre son destin militaire en mains, malgré le contexte peu amical des troupes soviétiques présentes à quelques centaines de kilomètres de Strasbourg et le contexte idéologique puissant de l’époque de la guerre froide.

Mises en perspective, il nous semble donc que ces vicissitudes et pertes de repères des États membres de l’OTAN ne sont pas de nature à remettre en question l’existence de l’Alliance à court ni à moyen terme.

L’Organisation pouvant apparaître aujourd’hui comme une centrale d’achat d’armements, les intérêts techniques et financiers génèrent une force centrifuge suffisante à l’auto-entretien du système.

La force incontestable des principes de son article 5 attire encore plusieurs candidats, dont la Géorgie et l’Ukraine, perspective inacceptable pour Moscou qui, suite au déclenchement de son « opération spéciale »/invasion de l’Ukraine en 2022, est apparu comme le meilleur « VRP » d’une OTAN qui s’étend maintenant aux très neutres Suède et Finlande.

Pourtant, l’Alliance sans le déroulement en profondeur du théâtre européen de forces capables de tenir une guerre de haute intensité apparaît comme une nouvelle ligne Maginot qui serait une assurance-vie sans réserves de sûreté.

Pour éviter un nouveau syndrome d’une ligne Maginot basée sur des chimères géostratégiques, il convient de considérer :

- La montée en puissance des forces armées d’Europe, actuellement en mode « échantillons ». Cela implique non seulement les moyens, mais aussi une remontée systémique des capacités de projections de nos forces. Or, aujourd’hui, comme l’indique si justement Jean-Dominique Merchet**, notre armée est incapable de se déployer sur un front d’une profondeur minime (max. 80 kilomètres) en défense de notre territoire.

- La dissuasion nucléaire : « notre bombe pour Dantzig ? » Notre dissuasion est-elle soluble dans une Alliance militaire qui impliquerait une réplique nucléaire face à l’invasion d’un membre ?

- L’alliance à déclenchement automatique : « Le soldat Ryan se sacrifiant pour Riga ou Sofia. » Les soldats des différents pays de l’Alliance seront-ils envoyés par les chefs militaires des pays membres pour mourir pour des territoires lointains, et dont les enjeux seraient éloignés de ceux de la France ou des États-Unis, par exemple ?

 

Cette crise des 75 ans pourrait donc être l’occasion de reconstruire une Alliance enfin centrée sur les intérêts des Européens, avec une France motrice : une plus grande participation budgétaire de certains États européens, dont l’Allemagne et les Pays-Bas, une implication plus affinée de la France dans les choix de ses interventions militaires en contrepartie d’un rôle de leader sur certaines opérations, et des positions de nature à pacifier profondément et sur le long terme la relation avec la Russie, en garantissant un glacis stratégique neutralisé à l’image de la Finlande durant 80 ans, et de celui à venir d’une Ukraine sans doute territorialement réduite et ruinée par la guerre, mais qui bâtirait une paix durable sur les ruines d’une chimère d’adhésion de Kiev à l’OTAN.

Dans la lignée des saillies présidentielles américaines de JFK à Trump, un hypothétique sursaut stratégique européen demanderait aux États-Unis de devenir « membre d’honneur » de l’OTAN avec une démission du commandement intégré, qui serait laissé aux seuls Européens.

Pour paraphraser et actualiser le général britannique Hasting Ismay***, il s’agirait donc de maintenir « Europe up, Russia quiet, USA involved ».

 

* En 1963, lors d'un Conseil national de la sécurité, JFK déclarait : « On ne peut plus continuer de payer la protection militaire de l’Europe alors que les pays membres de l’OTAN ne règlent pas leur contribution. » Et il poursuivait :

« On a été très généreux avec l’Europe, mais maintenant, il est temps que l’on s’intéresse à nous-mêmes. »


** Jean-Dominique Merchet : Sommes-nous prêts pour la guerre, Éd. Robert Laffont


*** Russians out, Americans in, Germans down (1952)